Avant d'être un philosophe, Socrate a été un enfant. Et quand on y regarde bien, c'est la même chose pour tous les philosophes ! Il n'y a pas d'âge pour se questionner sur le monde qui nous entoure, et en plus, c'est une activité gratuite et peu coûteuse en matériel (il faut juste penser à emmener sa tête avec soi). Autant de bonnes raisons d'essayer le débat philosophique en classe !
Dans les programmes :
Il existe plusieurs types de débat (le débat civique, le débat intellectuel et critique autour d'une oeuvre, le débat politique, ...) mais on se penchera aujourd'hui principalement sur le débat philosophique. Dans tous les cas, les débats ont tout à fait leur place dans les programmes.
En enseignement Moral et Civique (EMC), il participe à la construction de la culture civique, comme expliqué dans les programmes de cycle 3 :
Dans des échanges contradictoires, pouvant prendre appui sur la littérature jeunesse, des écrits documentaires ou journalistiques, les élèves sont initiés à débattre de manière démocratique et à penser de façon critique. Ils acquièrent dans ces débats les capacités à établir des liens entre des choix, des comportements et leurs impacts environnementaux (climat, biodiversité, développement durable) et à comprendre les perspectives des acteurs impliqués dans les problématiques abordées.
Des modalités pratiques sont aussi données dans les programmes, comme en cycle 2 :
L'enseignement moral et civique s'effectue, chaque fois que possible, à partir de l’analyse de situations concrètes. La discussion réglée et le débat argumenté ont une place de premier choix pour permettre aux élèves de comprendre, d’éprouver et de mettre en perspective les valeurs qui régissent notre société démocratique. Ils comportent une prise d’informations selon les modalités choisies par le professeur, un échange d’arguments dans un cadre défini et un retour sur les acquis permettant une trace écrite ou une formalisation.
Dans le cadre du français, le débat aide à travailler principalement les compétences suivantes :
- Participer à des échanges dans des situations diverses.
- Adopter une attitude critique par rapport à son propos.
En effet, il nécessite de bonnes compétences langagières, la capacité à formuler des idées et à les exprimer, à argumenter et donner son point de vue.
Le programme de français/langage oral du cycle 3 dit notamment :
Les élèves apprennent à utiliser le langage oral pour présenter de façon claire et ordonnée des explications, des informations ou un point de vue, pour débattre de façon efficace et réfléchie avec leurs pairs, pour affiner leur pensée en recherchant des idées ou des formulations qui nourriront un écrit ou une intervention orale. La maîtrise du langage oral fait l’objet d'un apprentissage explicite.

Différentes façons de penser le débat philosophique
Le débat philosophique remonte à l'Antiquité, et probablement beaucoup de débats ont été lancés de manière spontanée dans des salles de classes au fil des années. Pour autant, on commence à entendre parler davantage du débat philosophique en classe à partir des années 2000, avec des pratiques plus conscientes et normées.
Dès les années 1970, le philosophe Mathew Lipman s'intéresse à la philosophie pour les enfants. Il développe des ateliers de discussion entre enfants, en prenant comme point de départ des romans philosophiques qu'il a écrits lui-même, avec des thèmes et des personnages dans lesquels les enfants peuvent se reconnaître. Il s'agit d'une manière d'enseigner la philosophie, avec des modalités plutôt scolaires.
En 1996, Jacques Lévine propose un autre protocole qui s'éloignerait du cadre de l'école et qui permettrait aux enfants de développer leur esprit philosophique d'une manière générale : il monte l'Association des Groupes de Soutien au Soutien (AGSAS), qui propose des ateliers philos hebdomadaires de 10 minutes. Il n'y a plus de roman comme point de départ ici, mais un sujet de réflexion exprimé par l'enseignant sous la forme d'un mot-clé ou d'une question. Assis en cercle, les élèves s'expriment librement sur le thème en s'échangeant un bâton de parole. L'enseignant reste en retrait, il n'intervient pas et ne participe pas au débat. Il cherche à faire comprendre à l'enfant qu'il est "source de sa pensée".
Parallèlement, en 1998, Michel Tozzi fonde un pôle de recherche consacré à la philosophie chez les enfants, accompagné d'Alain Delsol. Pour lui, une discussion philosophique repose sur trois capacités de réflexion :
- La problématisation : les enfants doivent prendre conscience qu'ils peuvent rencontrer une difficulté à se positionner sur un sujet précis, parce que plusieurs concepts s'opposent. Ils réalisent que tout le monde n'a pas le même avis sur la question. Il faut alors réussir à formuler une question précise, qui reprend les différentes interrogations, et qui n'aurait pas de réponse tranchée du type "oui" ou "non" pour en discuter.
- La conceptualisation : les enfants s'interrogent sur le sens des mots, essaient de définir précisément certaines notions, afin que chacun comprenne bien de quoi l'on parle (avoir des représentations communes).
- L'argumentation : chaque enfant apprend à justifier et défendre son point de vue sur des questions fondamentales. Il se détache peu à peu d'une vision subjective pour avancer des arguments rationnels, pouvant être validés par une communauté douée de raison.
Pour Tozzi, les élèves doivent s'impliquer personnellement dans le groupe pour participer à la recherche, faire progresser leur pensée, chercher des solutions argumentées et universelles, tout cela dans un cadre de discussion démocratique. Il définit des rôles pour le débat : le président, le reformulateur, le synthétiseur, les discutants, les observants.
L'enseignant a un rôle plus central : il lance le débat, et intervient de manière ciblée pour aider à définir des termes, à recentrer la communication, à interroger, mais il ne donne pas son propre avis.
Edwige Chiroutier, maître de conférences à l’Université de Nantes et titulaire de la Chaire de l’Unesco sur la philosophie avec les enfants, apparente ce questionnement et cheminement philosophique au jeu de marelle.
Les débats philosophiques tels qu'on peut les observer en classe reprennent les différents éléments de ces recherches. Ci-dessous, les padlets de Christian Budex et C. Boucher, que vous retrouverez dans les ressources du CREN de Nantes, vous donneront largement de quoi philosopher avec les enfants pour plusieurs générations.


Quand organiser un débat philosophique ?
Le débat philosophique est un moment privilégié d'expression pour les élèves. Les élèves n'ont pas toujours le temps de développer leur point de vue lors des activités de classe, tandis que le débat est un temps borné pour cela.
Il peut être prévu de manière régulière dans l'emploi du temps : un conseil de classe qui reviendrait régulièrement, l'habitude de terminer l'étude d'une oeuvre de littérature de jeunesse par un débat, des temps de débats ritualisés en début d'année scolaire pour aider à construire les règles de la classe...
Dans d'autres cas, on instaure un temps de débat "extraordinaire" : si vous avez observé un fort questionnement autour d'un sujet précis chez vos élèves ; lors d'un évènement difficile vécu par votre groupe ; ou lors de la venue d'une personne spécialiste d'un sujet donné dans votre école (par exemple un artiste qui expose des oeuvres engagées dans votre région, un intervenant qui se déplace d'école en école pour mener des débats philo, etc.).
De quoi va t-on parler dans le débat ?
Des déclencheurs...
Un questionnement peut émerger à partir...
- d'un mot-clé
- d'une citation ou d'une définition
- d'un dilemme qui s'est posé aux enfants dans leur vie quotidienne
- d'une situation évoquée dans de la littérature, dans un jeu de rôles ou par des marionnettes-philosophes.
- d'un média : image (Photographies, dessins, caricatures, etc.), audio, vidéo
- des actualités : articles de presse adaptés aux enfants (1jour1actu, Le Petit Quotidien...) ou retour sur des actualités qui ont marqué les enfants.
Parfois, c'est l'enseignant qui utilise volontairement l'un de ces éléments pour lancer le débat. Dans d'autres cas, c'est parce que l'un de ces éléments a soulevé des réflexions et questionnements intéressants chez les enfants, que l'enseignant estime nécessaire d'organiser un débat.
Choisir des thèmes adaptés
Les thèmes abordés et la manière de mener le débat sont liés à l'âge de vos élèves. Le débat philo en classe n'est pas une étude de la philosophie en tant que telle mais plutôt un atelier à visée philosophique. Il faudra bien attendre le lycée pour que vos élèves décortiquent l'allégorie de la caverne de Platon !
Ici, l'idée est plutôt d'apprendre aux élèves à se poser des questions, à affiner leur pensée et développer un esprit critique, à argumenter leur point de vue, à échanger dans le respect des règles et des idées de l'autre.
On peut proposer des débats à des élèves de la GS au CM2, mais plus les enfants sont jeunes et plus les débats vont être liés au vécu quotidien des élèves. Par exemple en fin de maternelle, on pourrait se poser la question suivante : si je vois mon copain faire une bêtise et que je sais que c'est une bêtise, est-ce que je dois en parler à la maîtresse ?
A partir du CE1 (7 ans, l'âge de raison !), les élèves ont dévantage la capacité de s'impliquer dans le débat, de donner leur opinion et d'argumenter.
Voici quelques documents ou liens qui peuvent vous donner des idées de thèmes ou de mise en pratique :
- Le livre Philosopher et méditer avec les enfants, de Frédéric Lenoir. Il existe pas mal d'autres livres sur le sujet, mais je trouve que celui-ci est clair, facile et rapide à lire, avec des situations concrètes et des retranscriptions de débats.
- Jean-Charles Pettier, lui aussi en charge de la chaire de l'UNESCO avec E. Chiroutier, est conseiller pour la rubrique "les p'tits philosophes" du magazine Pomme d'Api. Vous trouverez beaucoup d'idées dans les pages du magazine, ou sur les vidéos de Bayam.
- La revue d'initiation à la démarche philosophique Phileas et Autobule
- Des propositions d'animation d'ateliers philo en cycle 3 (livre, documents PDF) sur le site du LaboPhilo ou des ateliers philo à partir de photolangages.
- Les fiches Ateliers Philo de l'édition L'Initiale, avec des renvois vers des oeuvres de la littérature de jeunesse.
- Des fiches pédagogiques par thème sur le site du CREN de Nantes
- Des dilemmes moraux pensés pour faire réfléchir les enfants sur le Nouvel Aristote, ou des "Tu préfères quoi ?" sur lespetitsphilos.com

Comment mener efficacement un débat philosophique ?
Un débat philosophique n'est pas une simple discussion improvisée. Il se prépare et nécessite un cadre. Ci-dessous, vous trouverez quelques pistes pour vous aider à l'organiser.
Installer un cadre sécurisé où tout le monde peut s'exprimer
Dans un débat philosophique, tout le monde est invité à participer. Et pour cela, il faut que les enfants se sentent en sécurité, et légitimes pour intervenir dans la discussion. Différents éléments peuvent vous aider en ce sens :
- Lancer le débat sur quelque chose de concret, ou sur un évènement qui s'est déroulé récemment, à propos duquel tout le monde peut réagir.
- Une manière particulière d'occuper l'espace : privilégiez une organisation où les élèves sont assis en rond ou mettez les tables en carré. Ainsi, ils peuvent tous se voir et s'entendre, et se trouvent à égale distance (pas de hiérarchie). On peut aussi casser les codes scolaires habituels, en s'asseyant par terre ou sur des coussins/fauteuils.
- Attribuer des rôles à certains enfants, comme conseillé par Michel Tozzi : un élève surveille le temps, un autre essaie de reformuler les idées exprimées pour qu'un 3e les note, etc.
- Animer un débat avec un groupe réduit. Par exemple, on divise le groupe en deux groupes, les "observants" et les "participants" dans une première partie de débat, puis on inverse. Ou bien on anime le débat avec une moitié du groupe (pendant que l'autre est en échange de service, ou sur un travail autonome, ...), puis on inverse.
- On peut aussi commencer le débat par différents jeux de rôles, pour développer l'empathie et permettre la discussion sur des situations concrètes.

Instaurer des règles
Pour qu'un débat se déroule dans de bonnes conditions, et qu'il soit efficace, vous devrez définir des limites et instaurer des règles avant de commencer, par exemple des règles de parole :
- On ne parle que si on a le bâton de parole.
- On doit lever le doigt avant de parler, etc.
On peut aussi faire varier l'ordre d'intervention : si on choisit un bâton de parole, l'enfant qui a parlé peut le donner à l'enfant de son choix ; ou c'est l'enseignant qui choisit à qui le donner ; ou bien on le fait tourner dans un ordre précis.
Rappelez aussi les règles de bon déroulement du débat :
- Tout le monde a le droit d'exprimer son opinion ou d'intervenir.
- On a le droit de ne pas être d'accord, mais il faut savoir expliquer pourquoi.
- On ne se moque pas des autres, et si cela arrive, on essaie de comprendre pourquoi on a eu ce comportement.
- Si quelque chose a déjà été dit, on essaie de dire quelque chose de nouveau : répéter le même argument ne fait pas avancer la conversation.
- De la même manière, on peut illustrer un argument par une anecdote personnelle, mais le débat n'est pas une succession de témoignages !
N'oubliez pas : l'attention de vos élèves n'est pas illimitée ! En cycle 2, ne dépassez pas 30 minutes de débat ; en cycle 3 on peut pousser jusqu'à 45 minutes, mais au-delà, les échanges risquent de perdre en pertinence !
Utilisez des repères pour ne pas dépasser ce temps : sablier, timer, repère sur les aiguilles, le temps jusqu'à la récréation, etc.
Présenter le sujet du débat
Il est important de faire émerger les représentations et connaissances des enfants. Cela va faire émerger des questions, des problèmes, éveiller la curiosité :
- par oral
- à partir d'un support (voir "des déclencheurs...")
- par un écrit personnel de l'enfant (pas facile quand la question est très ouverte, par exemple toute question commençant par "pourquoi" ou "comment").
- par des regroupements d'enfants en fonction de leur avis (d'accord/pas d'accord/ne se prononce pas...)
Assurez-vous aussi que les termes soient bien compris des enfants, prenez le temps d'en donner une définition si besoin. Par exemple, il peut être important de définir le terme "philosophique" !

Installer le débat en veillant à la neutralité et la cohérence
Une fois la question posée, le débat peut commencer entre les élèves. Il n'y a pas de réponses toutes faites et tranchées. L'enseignant doit avoir une attitude adaptée pour faire respecter les règles, et pour que le débat ne parte pas dans toutes les directions, ou ne tourne au vinaigre. Ses interventions sont ponctuelles, pour :
- Apporter une définition.
- Reformuler une intervention.
- Recadrer le débat s'il s'éloigne du sujet, s'il tourne trop autour d'une ou plusieurs anecdote(s) personnelle(s), ou si les enfants répètent le même argument.
- Donner la parole à un enfant qui n'a pas encore parlé : ce n'est pas parce qu'un élève est discret qu'il n'a rien à dire ! Inversement, l'enseignant peut signaler à un autre élève qu'il s'est déjà exprimé sur un point donné et qu'il aimerait entendre un autre avis, ou quelque chose de nouveau.
Il doit veiller à rester le plus neutre possible, ne pas porter un jugement négatif sur les idées qui ne sont pas les siennes. En cas de moqueries, il réoriente vers un dialogue construit. Plus facile à dire qu'à faire !
C'est pourquoi le débat doit être préparé : il faut être renseigné un minimum sur le sujet, ou avoir anticipé des mots, des notions qui auraient besoin d'être définis, pour éviter d'être déstabilisé par certaines interventions et être capable de rebondir.
Si possible, essayez de lancer des débats sur des sujets où vous êtes à l'aise, ou pas trop clivants si vous démarrez.
Pour clore le débat, l'enseignant peut synthétiser les idées qui ont été apportées et rappeler les principaux points de désaccords, de doutes, mais aussi les points qui font l'unanimité. Dans tous les cas, un débat se termine rarement sur une réponse...ou alors la question de départ n'était peut-être pas assez philosophique !
Pour illustrer le débat en classe (philosophique ou civique), Canopé propose cette fiche intéressante.
Quelles suites donner au débat ?
Garder une trace
Les paroles s'envolent et les écrits restent : on peut prendre en note certains arguments ou questions au tableau (et les prendre en photo si besoin), ou dans un cahier. Cela peut aider à fixer l'attention et aider à organiser sa pensée, à faire preuve d'esprit de synthèse.
Le débat peut aussi être l'occasion d'une production écrite :
- Pour lui, l'enfant peut essayer de répondre à la question posée, avant et/ou après le débat, pour l'aider à se positionner, ou voir si son positionnement a évolué.
- Construire un résumé, une synthèse des idées ensemble.

Evaluer un débat
Des grilles d'observation sont pratiques pour évaluer la participation, l'écoute, le respect des règles de discussion, la capacité à expliquer ses idées, etc. Elles peuvent être utilisées par l'enseignant, et/ou par les élèves.
Quelques exemples de grilles d'observation :
- Grille de l'Académie de Grenoble
- Des conseils et une grille d'observation d'un débat en classe, par Ludovic Barrois
- Une séquence complète autour d'un projet philo/arts visuels, à la fin de laquelle vous trouverez une grille d'observation pour l'enseignant et une fiche d'évaluation pour l'élève.
- Une page de documents de François Galichet pour préparer, animer et conclure un atelier philosophique, avec des grilles d'observation et des auto-évaluations d'élèves.
- Un système de grille d'évaluation pour un "arbitre", permettant d'obtenir des badges pour valider un rôle (président, secrétaire, gardien du temps...)
Etendre le débat
On peut imaginer des temps d'échange avec des parents sur un thème particulier. Pour aller plus loin :
- Organiser des rencontres avec des intervenants extérieurs : philosophes, associations, artistes, etc.
- Découvrir ou produire des oeuvres en lien avec la question évoquée.
- En histoire, faire une étude de documents autour du thème abordé.
On vous laisse sur cette belle citation de Michel Tozzi :
"Penser, ce n’est pas se mettre là devant les autres et exprimer son point de vue. Penser, c’est aussi être à l’écoute des gens qui ne pensent pas comme moi pour pouvoir approfondir mon point de vue. Et une objection qu’on me fait, ce n’est pas une agression contre ma personne, c’est un cadeau qu’on fait à ma pensée."