Voilà un concept qui paraît moins obscur que les deux précédents au niveau du vocabulaire et des notions abordées. C'est le grand classique de la formation de professeur, et vous en avez probablement entendu parler au moins une fois.

Mais si on retient assez facilement les trois sommets du triangle, ce qui se rapporte aux côtés du triangle s'estompe plus vite. Alors, pour ne pas vous perdre dans le triangle pédagogique comme dans le triangle de la Burle*, on fait le point !

*"version française" du triangle des Bermudes. Je trouvais la référence aux Bermudes trop facile, trop lieu commun, tout ça, vous auriez été déçus. Alors que le triangle de la Burle, ça claque. On passe le bonjour aux habitants du 07 et du 43 au passage.

Décortiquons les termes de ce concept...

Commençons : un triangle est une figure géométrique à trois côt...quoi, pardon?
Ça vous savez? Oui, ce truc pointu, là.

Dans ce cas, on continue, avec le triangle sous les yeux :

  • Les 3 sommets représentent les pôles indispensables dans l'acte d'enseigner : l'élève, l'enseignant et le savoir.
  • Les côtés du triangle permettent de visualiser les différentes relations entre ces pôles, c'est à dire les processus engagés.
Relation entre enseignant et savoir : processus "enseigner". Ici, c'est la transmission des connaissances, le contenu qui prime.
Relation entre enseignant et élève : processus "former". On privilégie le relationnel avec l'apprenant, l'échange, les techniques d'enseignement.
Relation entre élève et savoir : processus "apprendre". On est dans une approche constructiviste ou l'élève apprend le plus possible par lui-même.

Nous voici donc avec un beau triangle pédagogique, auquel on préfère parfois les termes triangle didactique ou système didactique.
Pour précision, la pédagogie est la science des méthodes d'enseignement, elle est essentiellement pratique.
La didactique correspond à la théorie des méthodes d'enseignement et de transmission des connaissances, ainsi que du contenu à enseigner : quels types de savoirs et quelles connaissances à acquérir selon les domaines.

Il faut imaginer ce triangle intégré dans un cercle plus large qui représente l'Institution.

Comment est née l'idée du triangle pédagogique?

Le notion de triangle pédagogique existait déjà dans les années 1970 sans qu'on sache à qui en attribuer la paternité. Mais c'est Jean Houssaye (Pr en Sciences de l'Education à l'Université de Rouen) qui l'a formalisée dans son ouvrage Le Triangle didactique, paru en 1988. Ce concept est maintenant quasiment toujours associé à son nom, puisqu'il a largement approfondi le sujet.

Selon ses recherches, les trois pôles du triangle sont essentiels, mais l'un d'eux est toujours plus ou moins négligé. Pour l'illustrer, Houssaye parle de la place du mort (car oui, en pédagogie, on aime rire). Il s'agit d'une référence au jeu de bridge (car oui, en pédagogie, on sait vivre avec son temps) où l'un des joueurs est "le mort"  : sa présence est nécessaire, mais les autres jouent à sa place.

Quelques détails supplémentaires

Imaginons les trois pôles du triangle comme les ingrédients d'une recette : un peu de savoir par-ci, une touche d'aide de l'enseignant par là, saupoudrons avec des échanges entre élèves...En fonction des ingrédients que vous allez utiliser et en quelle quantité, le plat obtenu ne sera pas le même.

Il en va de même avec les pédagogies, qu'on pourrait placer sur le triangle comme sur un graphique, en fonction de l'importance donnée à tel ou tel pôle, tel ou tel processus. Changer de processus revient à changer de pédagogie. Imaginez également des curseurs sur les côtés du triangle : pour un même processus d'enseignement, on peut imaginer un grand nombre de variantes possibles en fonction de la place du curseur. On comprend mieux maintenant pourquoi il existe autant de pédagogies !

Pour mieux comprendre, voici quelques exemples de pédagogies et leur "recette" :

Les pédagogies axées sur le processus "Enseigner" se rapprochent de l'enseignement frontal ou du cours magistral, ainsi que des interactions basées sur des questions-réponses. L'enseignant accorde une grande importance à la préparation de sa classe en amont : les cours sont structurés, avec des objectifs précis.

Les pédagogies axées sur le processus "Former" partent du principe que pour enseigner à un élève, il faut bien connaître cet élève (l'enseignement spécialisé utilise souvent ce processus). Elles diffèrent en fonction de la place du curseur entre enseignant et élève. A différents degrés, on trouve :
- les pédagogies institutionnelles (inspirées des travaux de Jean Oury) où les élèves et les enseignants créent, établissent et font respecter les règles de l'école ensemble.
- les pédagogies non-directives (selon Carl Rogers), où on laisse la liberté à l'élève de s'exprimer et choisir sa manière d'apprendre.
- les pédagogies libertaires (selon A. S. Neill), où on n'impose rien à l'élève.

Les pédagogies axées sur le processus "Apprendre" : ces pédagogies sont centrées autour du constructivisme : l'enseignant est présent et apporte son étayage si besoin aux élèves, mais il se met le plus possible en retrait.
Le curseur se déplace entre savoir et élève. On y trouve encore une multitude de pédagogies différentes, telles que la pédagogie Freinet, les pédagogies par objectifs, l'enseignement assisté par ordinateur (EAO), etc.
En se rapprochant du pôle élève, on est plutôt dans de l'apprentissage par projets ; en se rapprochant du pôle savoir, on est plutôt dans la métacognition (apprendre à apprendre, connaître ses propres processus d'apprentissage).

C'est assez passionnant quand on y pense d'avoir comme cela une "carte" des pédagogies !

Le triangle didactique évolue lui aussi. Il en existe des versions en tétraèdres, prenant en compte un pôle supplémentaire : par exemple, une composante "groupe".

C'est bien beau tout ça, mais à quoi ça sert?

On a déjà répondu en partie à la question. Le triangle pédagogique est un support pour savoir où se situe votre propre enseignement : quel(s) pôle(s) et processus vous avez tendance à privilégier, et lesquels vous avez tendance à oublier.

Il est normal de "voyager" sur le triangle, et il est impossible d'être sur les 3 pôles de manière parfaite : l'enseignement, c'est naviguer entre différentes pédagogies pour trouver celle qui convient le mieux à un moment donné (plus facile à dire qu'à faire).

Ce qu'il faut éviter, c'est de rester constamment dans cette fameuse situation où le mort joue le fou. Les situations suivantes (volontairement caricaturales, passez en mode second degré !) illustrent ces moments où un seul processus est privilégié au détriment des deux autres.

1) Le processus "Enseigner" est fortement privilégié au détriment des autres.

C'est l'exemple type de l'enseignant qui est passionné par la ou les disciplines qu'il enseigne et qui n'imagine pas qu'on ne puisse pas partager son enthousiasme. Il "transmet son savoir" aux élèves, sans les impliquer dans ce processus.

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Situation caricaturale n°1 : Le prof parle une fois de plus de la passion pour la serrurerie de Louis XVI et se lance dans un monologue endiablé, les yeux dans le vague.

Certains élèves peuvent apprécier ce type d'enseignement et s'intéresser à ce que raconte cet enseignant. Un des risques est que poussé à l'extrême, ils peuvent se mettre à boire les paroles de cet enseignant, quitte à en oublier un peu l'esprit critique.
A l'inverse, si les élèves n'adhèrent pas à son enseignement, ils vont vite s'ennuyer, se démotiver, voire commencer à faire le chahut dans la classe.

C'est ainsi qu'à une énième évocation de "Louis XVI", Riri va soupirer, Fifi va piquer du nez, Loulou va faire une coche sur un papier (250e mention du roi dans la semaine). Quant à Robert-Pierre, il va soudainement se mettre à crier "A mort Louis croix V bâton !!!"** en se levant de sa chaise et en brandissant sa règle, entraînant l'ensemble de la classe vers une révolte. (heureusement, il n'y a pas de guillotine dans les écoles)

**Le personnel d'Edumoov s'excuse auprès des enseignants nés après 1995 pour cette référence un peu datée.

2) Le processus "Former" est fortement privilégié au détriment des autres.

Situation caricaturale n°2 : l'enseignant veut vraiment aider ses élèves et les faire avancer, mais il a peur de ne pas être aimé s'il impose certaines règles ou aborde certains apprentissages compliqués ou ennuyeux. Il voudrait que les élèves se sentent bien et ne soient jamais mis en difficulté ou frustrés. Parce qu'on est pas venus ici pour souffrir, ok?

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Poussé à l'extrême,  l'enseignant peut avoir tendance à aller de plus en plus vers la "séduction", ou à dévier des programmes. Les élèves peuvent avoir des difficultés à comprendre ou suivre les cours qui vont manquer de cadre, ou d'une orientation à suivre. Le contenu des apprentissages peut aussi en pâtir, l'enseignant accordant plus d'importance au relationnel plutôt qu'au savoir.

Plus tard, certains élèves diront peut-être : "Qu'est-ce qu'on a rigolé avec M. Trucmuche en CM1, mais je ne me souviens plus trop de ce qu'on a appris! Et puis, c'était toujours un peu le foin dans la classe..."

2) Le processus "Apprendre" est fortement privilégié au détriment des autres.

Situation caricaturale n°3 : L'enseignant a mis le paquet pour que les élèves apprennent à travailler en autonomie et construisent leur identité. Il a mis en place des ateliers auto-correctifs, du tutorat, des groupes de besoin. Ses élèves ont monté un projet de plantation d'arbres pour élaborer leur propre papier dans les années à venir, sur lequel ils pourront rédiger leur journal d'école. Marcus suggère de réorganiser les tables en U afin de mieux se voir pendant le prochain débat philo, tandis que Stella est en train de vérifier ses sources dans différents supports pour son exposé de demain. Chase, quant à lui, est au milieu de la salle et ne sait pas trop quoi faire.

On pourrait presque croire à la perfection, à l'enseignement idéal. Peut-être, mais vos élèves n'ont plus vraiment besoin de vous maintenant, à part pour deux-trois informations. Vous pouvez aller cueillir des fraises.

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Seulement, il y Chase. Eh oui, ce processus d'enseignement ne convient pas à tous les élèves. Certains peuvent se sentir seuls ou livrés à eux-mêmes face au savoir. Ils ne savent pas par où commencer, comment gérer la multitude des ressources ou des méthodes de travail, ou assumer ce trop-plein de responsabilités. Ce sont encore des enfants !
Une autre dérive serait de vraiment trop laisser vos élèves en autonomie, trop vite, sans qu'ils n'aient les ressources, les méthodes et les outils nécessaires. Mais là, vous verrez vite que ça ne marchera pas !

Au secours, je me suis reconnu(e) dans ces situations!

Vous avez peut-être vécu ces moments, ça peut arriver : j'ai de l'imagination, mais je ne peux pas tout inventer à partir de rien ! L'important, c'est de s'interroger sur sa pratique, et de la faire évoluer pour ne pas toujours rester sur le même schéma. Si vous commencez à vous rapprocher d'une situation caricaturale, vous saurez l'élément qui vous manque pour rétablir l'équilibre ! Il n'y a pas une façon unique d'enseigner... Enseignant : option funambule !

Sources

  • Houssaye J., Le Triangle pédagogique, Berne, Peter Lang, 1988
  • Raynal F., Rieunier A., Pédagogie, dictionnaire des concepts clés - Apprentissage, formation, psychologie cognitive, Issy-les-Moulineaux, ESF Editeur, 2012
  • Comparer les pédagogies, un casse-tête et un défi, un article d'Etiennette Vellas sur le site de Philippe Meirieu.